IX
Un frémissement parcourut l’assemblée quand Kadiya prononça le nom des Hassittis. Celle qui gouvernait la Maison interrompit la jeune fille.
« Fille de Roi, tu parles de légendes…
– Ce sont des légendes vivantes, répliqua Kadiya. Ces Hassittis se considèrent comme les Gardiens de ce qu’ont laissé derrière eux les Disparus. »
Les femmes nyssomus se mirent à murmurer entre elles, poussant de petites exclamations qui évoquaient davantage l’émerveillement que le doute.
Kadiya fit alors le récit de l’épreuve subie par Jagun dans le Labyrinthe de lumières et vit la Première secouer la tête :
« Des pièges ! Ainsi nous traitent-ils, nous qui fûmes les bras droits des Disparus dans les régions lointaines ! C’est intolérable ! »
Kadiya fit une pause, puis continua :
« Dame de la Maison, je ne crois pas que ces petits êtres soient les instigateurs de ces pièges. Ces derniers devaient déjà être en place avant le départ des Disparus. Car les Hassittis jurent qu’ils sont les Gardiens et les Protecteurs de tout ce que les Grands ont laissé derrière eux. Et ils semblent en effet bien tenir ce rôle. » Elle décrivit les nombreux garde-meubles où s’entassaient les trésors. Mais, quand elle en vint à parler des prédictions des rêveurs, elle fut à nouveau interrompue.
« Ils prétendent capter des rêves ! Et tu dis que ces rêves sont de mauvais augure… Le danger venant des montagnes ? Mais ne venons-nous pas de remporter une guerre contre ceux qui provenaient des montagnes ? Ils se rassembleraient donc encore ? Impossible !
– Il s’agit d’autres montagnes, non pas celles du Nord, mais celles de l’Ouest, répondit Kadiya. Les Hassittis croient fermement dans les prédictions de leurs rêveurs.
– Et c’est chez nous que tu cherches à en savoir davantage sur ces montagnes, Fille de Roi ? Pourquoi ? Notre peuple ne s’aventure pas vers les hauteurs au-delà des marécages.
– Voici ce qui m’amène à vous. »
Kadiya ouvrit la pochette en peau de silis qu’elle avait sortie avant de commencer son récit. Elle déroula le document tissé dont l’œil du talisman avait révélé des passages.
Il lui sembla d’abord que la Première répugnait à le toucher. Puis, comme si elle se forçait à accomplir un devoir désagréable, la Singulière accepta d’étaler sur ses genoux le tissage. Une autre se leva précipitamment et s’approcha de la Première pour observer la pièce par-dessus son épaule.
Les lignes que l’œil magique avait révélées en ravivant les couleurs ne s’étaient pas effacées avec l’obscurité. Elles restaient parfaitement visibles. La Première les caressa du doigt d’un air méditatif, puis releva la tête et regarda celle qui se penchait sur son épaule.
« Première, dit celle-ci, le tissage dit vrai. Il s’agit bien de nyssomu.
– Certes, objecta la Première, mais c’est ancien, si ancien. Ce dont parlent ces lignes concerne des époques lointaines et révolues. Au temps de la mère de ma mère, c’était déjà presque oublié. Tisseuse, avons-nous des documents du même genre parmi nos Mémoires ?
– Oui, Première, répondit-elle en opinant. Nous possédons trois tissages semblables à celui-ci. Deux d’entre eux ont dû être retissés lors de la dernière saison de sécheresse car ils étaient si vieux qu’ils risquaient de tomber en poussière. Ils comportaient le message suivant : le Mal sévissait à l’Ouest, mais il était parfaitement contenu. De telles précautions avaient été prises contre lui que les marécages ne risquaient rien. Les Disparus avaient dressé ces bastions protecteurs. Et cette jeune personne, ajouta-t-elle en désignant Kadiya, vient de nous raconter avec quelle efficacité fonctionne encore l’un de leurs autres pièges protecteurs. Ils avaient le Pouvoir, une puissance sans rapport avec la nôtre.
» La Grande Binah avait également le Pouvoir. Et tu en as bénéficié, Fille de Roi, pour une part du moins. Une femme de ton sang, ta sœur, a pris désormais la place de Binah. Mais nul ne saurait égaler la puissance et le savoir des Disparus. Nous ne prétendons pas atteindre à une telle science. Nous ne saurions revendiquer ce qui ne nous est pas destiné. Au cours des longues saisons écoulées depuis le départ des Anciens, nous n’avons étudié qu’afin de préserver le sort de notre peuple. Nous avons vécu dans l’observance des anciennes Promesses et un serment nous interdit d’accéder au lieu d’où tu viens. Peut-être est-ce parce qu’il y a parmi nous des gens mal intentionnés, qui souhaiteraient s’emparer de ce qui ne doit pas leur appartenir.
» Mais si le Mal s’agite… »
La Tisseuse s’était avancée de quelques pas devant la Première et poursuivit avec gravité :
« Si le Mal s’agite, sans doute est-ce parce que les anciens Pouvoirs ont été trop souvent sollicités pendant les dernières lunes. Le sorcier Orogastus a transgressé des interdits, se servant des feux jaillissant de l’air comme d’une arme. Peut-être a-t-il ainsi détruit un équilibre destiné à durer toute l’éternité. »
La Première leva la main et sa compagne se tut.
« Fille de Roi, tu nous as beaucoup donné à réfléchir », dit-elle en aplatissant de la main la bande de tissage posée sur ses genoux. « Nous avons nos registres de Mémoires, conservés aussi soigneusement et sûrement qu’il nous est possible. Mais ce que tu viens de nous dire sur les pressentiments des rêveurs et cette épée que tu détiens aujourd’hui encore, pour n’avoir pu la rapporter d’où elle venait, nous persuadent que les troubles arrivent. Tu trouveras ici le meilleur accueil qui se puisse offrir à un hôte et toute l’aide fraternelle nécessaire pour ce qu’il te faudra accomplir. Nous ne sommes pas un peuple prompt à lever l’épée ni à partir en guerre, mais nous ne sommes ni aveugles ni sourds aux avertissements.
– Avant tout, je vous remercie, répondit Kadiya, car certaines entreprises demandent de nombreuses mains. Mon cœur est soulagé d’entendre ces paroles. »
Les femmes s’étaient levées. Toutes ensemble, elles inclinèrent la tête en écartant les mains dans un mouvement de respect rituel. Conduites par la Première, elles sortirent de la salle, où leur succédèrent deux jeunes Singuliers, qui firent signe à Kadiya de bien vouloir les suivre. Ils la conduisirent dans un appartement réservé aux visiteurs de sang étranger.
Des plats garnis de nourriture variée y étaient disposés dont elle se régala, retrouvant avec joie le goût de ces mets qu’elle avait appris à découvrir bien des années auparavant, lorsque Jagun guidait ses pas dans sa première découverte des marécages. Leur saveur n’avait rien à voir avec les mousses et les pulpes de fruits dont se nourrissaient les Hassittis et elle croqua avec délices les racines croustillantes et tendres des roseaux lacustres.
Lorsque les jeunes filles vinrent débarrasser son plateau, elles lui montrèrent le lit fait de nattes de roseaux superposées et l’invitèrent à se glisser sous la couverture d’herbes tissées, entremêlées de tiges odorantes de fleurs apaisantes qui distillent le sommeil.
Kadiya s’installa sur la couche et s’apprêtait à remonter la couverture sur ses épaules lorsqu’elle entendit un léger appel provenant de l’autre côté du rideau qui servait de porte. « Entrez ! » dit-elle, voyant aussitôt apparaître celle que la Première avait appelée Tisseuse.
La vieille Nyssomu, qui avait écouté les récits de Kadiya, portait un objet à bout de bras : un roseau façonné en forme d’ovale, servant de cadre à un tissage de fibres irrégulier, évoquant vaguement une toile d’araignée. Deux cordes végétales, teintes l’une en vert, l’autre en bleu, pendaient de l’un des côtés du cadre. Elles étaient d’inégale longueur, mais toutes deux portaient à leur extrémité un panache de plumes, brillant d’un éclat métallique malgré la lumière diffuse de la chambre.
« Connais-tu ceci, Fille de Roi ?
– Non, Tisseuse. Est-ce un instrument de Pouvoir ?
– De grand Pouvoir, en effet. C’est un filet à rêves destiné à protéger le sommeil des visions maléfiques. Puisqu’on t’a avertie qu’elles rôdaient, il paraît sage d’installer cette protection.
Tenant le filet à rêves d’une main, la Tisseuse leva le bras si haut qu’elle dut se dresser sur la pointe des pieds pour attraper ce qu’elle cherchait. Elle tira vers elle une ligne invisible, à laquelle elle accrocha le cadre ovale afin qu’il puisse tourner librement sur lui-même, les plumes volant au vent.
La Tisseuse l’examina d’un œil critique, poussa du doigt l’une des cordes à plumes afin d’imprimer à sa protection un mouvement rotatif, puis elle hocha la tête, comme satisfaite du travail accompli.
« Dors bien, Fille de Roi, tu n’as plus rien à craindre des rêves noirs, désormais. »
Le rideau obturant la pièce s’écarta pour la laisser passer et retomba avant même que Kadiya ait eu le temps de prononcer un remerciement. La lampe posée sur un tabouret avait été réglée au minimum, et la jeune fille s’allongea à nouveau sur les nattes odorantes. Les ombres jouaient avec les ombres dans la semi-obscurité de la chambre. Le filet à rêves tournait tout doucement sur lui-même. Kadiya se demanda ce que les rêveurs Hassittis auraient pensé de cet objet. Les Nyssomus semblaient peu enclins à laisser des songes prémonitoires envahir leur esprit, contrairement au petit peuple de la Cité.
Etait-ce l’effet de la fatigue qui s’appesantit brutalement sur elle ou celui de la protection du filet à rêves ? Toujours est-il que Kadiya sombra avec délices dans un sommeil profond et tranquille que rien ne vint perturber.
La bibliothèque de la Cité gardée par les Hassittis ressemblait à un labyrinthe foisonnant d’objets en désordre. Celle des Nyssomus, par contre, que Kadiya visita en compagnie de la Tisseuse dans le village de Jagun, était un modèle de clarté et un lieu de grande activité. La femme qui semblait régner sur cette ruche ne se donna pas la peine d’expliquer grand-chose à la jeune fille ; celle-ci en conclut rapidement que les archives tissées faisaient partie de ces mystères jalousement gardés par les clans qui les avaient conçus.
Les petits métiers à tisser, posés sur une table, ressemblaient beaucoup à ceux utilisés à Trevista pour la production d’écharpes ou de rubans. Il y en avait trois dans la bibliothèque dont deux en usage. Tout un choix de canettes de fils de roseau et d’autres fibres végétales, teints en divers coloris, se trouvait à portée de main des Tisseuses qui ne se servaient pas de navettes, mais de longues aiguillées de fil pour tisser un motif demeurant invisible aux yeux de Kadiya.
Le tissage qu’elle avait rapporté de la Cité était posé près du troisième métier à tisser, à proximité d’un énorme dévidoir sur lequel était enroulé un morceau de tissage presque aussi large que l’ancien.
Les deux jeunes Nyssomus restant absorbées dans leur ouvrage, la Tisseuse conduisit elle-même Kadiya jusqu’à ce métier à tisser et commença à dérouler, avec des soins infinis, la pièce. La poussière qui s’en échappait au fur et à mesure laissait penser que le tissage de ces archives remontait à bien des années.
Les persiennes étaient soigneusement fermées pour résister au battement intermittent de la pluie, mais les lampes suspendues au plafond répandaient suffisamment de clarté pour que Kadiya pût voir les lignes de couleurs différentes s’entremêler et se séparer, former parfois des cercles ou des taches colorées.
Après avoir dévidé presque toute la pièce, la Tisseuse prit le tissage provenant de la Cité pour le comparer à celui qu’elle venait de dérouler :
« Ceci est l’œuvre de Jassoa, qui fut Tisseuse il y a cent saisons de cela. C’est un travail remarquable qui a bien résisté au temps. Voici le récit des tempêtes et des inondations qui ont submergé notre village d’alors. Et voici encore autre chose… L’évocation d’une rumeur répandue par les Uisgus, qui redoutaient l’arrivée du Mal près de leurs frontières. Les montagnes avaient tremblé, les vents et les pluies avaient entraîné un glissement de terrain depuis les hauteurs…
– Serait-il possible que le Mal l’ait provoqué intentionnellement ? l’interrompit Kadiya, qui se reprit aussitôt en ajoutant doucement : pardonne-moi, Tisseuse, mes manières trop hâtives. »
La Tisseuse, qui, au premier abord, lui avait semblé d’un caractère plus austère que la Première, esquissa un sourire :
« Fille de Roi, le désir d’apprendre et de comprendre n’obéit pas toujours aux règles de la bienséance. A ta question, je répondrai non. Un glissement de terrain provoqué par une tempête n’est pas une agression maléfique. Mais si ce mouvement de terre a ouvert une voie ou une porte jusque-là fermées, le résultat est le même.
– Une voie ou une porte, dans les montagnes de la chaîne septentrionale ? demanda Kadiya. Les Vispis ? Ma sœur s’est alliée à eux, dans un but louable. Ont-ils également fait allégeance aux Uisgus ?
– Je l’ignore, répondit la Tisseuse. Au cours de nos échanges avec les Uisgus, nous ne les avons jamais entendus prononcer le nom de ces peuples. Quoi qu’il en soit, ajouta-t-elle en reportant son attention sur le tissu déroulé, je ne vois pas ici d’autre référence au Mal.
– Avez-vous d’autres traces témoignant des craintes uisgus ?
– Les Uisgus ont sans doute leurs propres registres. Lorsqu’ils les échangent avec nous, c’est dans le seul but de nous avertir de dangers menaçant les marécages. Ils ne nous ont envoyé que celui-ci. »
Tout en parlant, la Tisseuse avait commencé à rembobiner le textile sur le dévidoir.
« Et les montagnes qui s’étendent au-delà du pays uisgu ? Que sait-on d’elles ? » insista Kadiya. Elle se rendait compte avec de plus en plus d’acuité qu’elle ignorait presque tout du monde des marais. Tout ce qu’elle avait appris grâce aux enseignements de Jagun et aux voyages qu’elle avait entrepris lui semblait désormais bien limité. La guerre l’avait entraînée sur des sentiers lointains et lui avait fait découvrir des mondes dont elle ne soupçonnait même pas l’existence. Cependant, elle avait alors conscience de n’avoir que peu repoussé les frontières de son ignorance.
« Nous conservons ici les archives tissées de ce qui se passe dans les marais et dans la vie de nos peuples, répondit la Tisseuse. Les montagnes ne sont rien pour nous. Les Uisgus sont nos parents, mais nous ne les rencontrons que pour des échanges commerciaux ou dans les moments de grand péril. »
Elle avait repris le rouleau du registre tissé pour le replacer au milieu des autres, soigneusement alignés sur des étagères occupant trois des murs de la pièce, quand, tout à coup, une sorte de hurlement déchira l’air… ou les esprits ? Kadiya se boucha instinctivement les oreilles pour se protéger de ce cri strident. En vain. Ce bruit n’était pas dû à la tempête qui faisait rage au-dehors, il s’agissait d’un cri mental, si violent et si aigu qu’il lui sembla recevoir un coup à la tête. Elle en resta hagarde et titubante.
Les Singuliers réunis dans la bibliothèque avaient tous eu le même geste spontané et leur visage était tordu de douleur.
Le son diminua, disparut, et Kadiya se redressa. La main sur la garde de l’épée, elle se précipita vers la porte, suivie de la Tisseuse.
« Les Troubles arrivent », l’entendit-elle murmurer.
La foule s’était déjà rassemblée dans le grand vestibule et s’accroissait d’instant en instant. De nouveaux arrivants se pressaient dans les pièces attenantes et sur l’appontement où étaient arrimés les bateaux. Tous étaient en armes. Hommes et femmes brandissaient une forêt de lances ou de sarbacanes sous le regard étonné de Kadiya. Seuls les plus jeunes étaient mis à l’écart, repoussés vers les abris d’un geste impatient des aînés.
Le rassemblement armé ne se cantonnait pas aux abords de la Maison Longue. Kadiya apercevait une foule d’habitants massée devant chacune des bâtisses du village. Certains des défenseurs embarquaient déjà à bord de leurs canots et affrontaient les eaux turbulentes du lac en direction du rivage.
Elle vit Jagun s’approcher de l’un des groupes qui attendait de débarquer et joua des coudes pour le rejoindre.
« Que se passe-t-il ? » demanda-t-elle en criant pour se faire entendre par-delà le fracas des aciers et les appels des Singuliers, qui s’interpellaient en langage des marais.
Son compagnon ne tourna même pas la tête, attentif à ne pas laisser passer la première chance qu’il aurait de monter dans l’un des esquifs. Elle le saisit par le bras, de peur qu’il ne disparaisse avant de lui répondre.
« Les maux arrivent. Un message indique que la mort approche », expliqua-t-il en se libérant d’un mouvement brusque.
Kadiya se garda bien de le suivre à bord de l’embarcation qu’il avait choisie. Elle ne savait pas suffisamment se servir des armes nyssomus pour être d’une aide quelconque en ces instants.
La Première et son Conseil de femmes s’étaient approchés de la rive, sans prêter la moindre attention à la pluie qui tombait de nouveau en rafales violentes. Dans chacun des canots, la jeune fille remarqua un rameur en train d’écoper.
A la grande surprise de Kadiya, les bateaux se dispersèrent. Un certain nombre d’entre eux se dirigèrent vers l’embouchure de la rivière tandis que les autres gagnaient les différentes rives du lac. Dès qu’ils débarquaient sur les rivages boueux, les Nyssomus montaient leur barque sur la berge et s’enfonçaient dans les taillis. Hormis leurs bateaux qui demeuraient visibles, il ne resta bientôt plus signe de vie alentour.
Kadiya savait combien les Singuliers étaient habiles à guerroyer dans leur pays inondé. Tous ces combattants dissimulés dans la nature sauvage des marais suffiraient à défendre les approches du village et à rendre difficile une avance ennemie.
Mais qui menaçait donc ? Les Skriteks ? Kadiya ne pouvait imaginer d’autres ennemis. Si une petite troupe des hommes de Voltrik errait encore dans les marécages, ces survivants ne seraient guère en état de mener une attaque efficace. Alors que les Skriteks étaient des spécialistes de l’embuscade, habiles à se faufiler dans les territoires occupés pour couper un groupe de soldats du gros de ses troupes. Cependant, elle n’avait jamais entendu dire que les Naufrageurs aient attaqué un village, hormis sous la pression des hommes de Voltrik lors des mois précédents. Ce n’était pas, habituellement, leur technique de combat.
La jeune fille se rapprocha de la Première et de ses Conseillères. Le bruit strident qui les avait toutes assourdies quelques instants plus tôt ne s’était pas reproduit. Un immense rideau de pluie balayait le lac, semblable à un écran liquide, masquant régulièrement les rives. Ce phénomène inquiétait Kadiya. Il était fort possible que les Skriteks aient appris des envahisseurs une nouvelle tactique de combat et qu’un de leurs chefs, plus hardi qu’un autre, tente à présent de l’appliquer.
La fureur de l’orage empêchait désormais de distinguer nettement la flottille de barques qui se dirigeait vers l’extrémité du lac. Certes, il y avait toujours des sentinelles en faction non seulement sur les bords du lac, mais aussi, au-delà, le long de la rivière dont un portail de joncs touffus fermait d’habitude le passage.
Elle scrutait désespérément la brume en plissant les yeux pour tenter d’apercevoir davantage de bateaux, quand le terrible bruit retentit à nouveau. Il lui parut cependant moins insupportable cette fois-ci, peut-être tout simplement parce que son ouïe s’y était déjà habituée.
Autour d’elle, les femmes s’agitèrent. L’une d’elles rejoignit la Première et lui tendit une grande conque marine. L’embouchant comme une trompe, la Première émit une série de sons aussi puissants que ceux d’un clairon, mais ressemblant au langage nyssomu.
La Première répondait à ce deuxième cri mental. De l’extrémité du lac, trois radeaux surgirent. Lorsqu’ils se rapprochèrent, Kadiya put distinguer confusément, dans celui du milieu, deux silhouettes enveloppées dans des capes détrempées et terreuses. Elle reconnut des Uisgus. Leur simple présence en ces lieux démontrait la gravité des périls guettant la région.
Les deux races de Singuliers entretenaient des rapports harmonieux, mais elles ne se fréquentaient guère. Les Uisgus, plus sauvages que les Nyssomus, hésitaient à se mêler à ceux qui n’étaient ni de leur race ni de leur caste. Avant la guerre, Kadiya n’avait croisé que très rarement des Uisgus, et seulement à Trevista. C’était un peuple qui redoutait de s’approcher des demeures des humains et préférait toujours passer par des intermédiaires nyssomus.
L’arrivée de ces deux personnages était donc surprenante. Quand leur barque, escortée des deux esquifs nyssomus, s’approcha de la maison où se trouvait Kadiya, la jeune fille les observa avec étonnement. Lorsque la silhouette qui se tenait à la proue rejeta sa cape et redressa la tête, elle vit qu’il s’agissait d’une femme uisgu, couverte de fourrure comme tous ses congénères, hormis sur le visage. Sa fourrure était si lisse et si rase qu’on eût pu croire qu’il s’agissait d’une simple teinture noire. Les peintures ornant son visage, comme le voulait la coutume de ce peuple, délavées par les pluies, n’apparaissaient plus que sous forme de vagues traînées. Son compagnon, un mâle bien musclé et fort jeune, devait être entraîné aux voyages, vu la manière dont il maniait l’aviron.
Les deux barques d’escorte, dont l’une était commandée par Jagun, arrivèrent à hauteur de la plate-forme tandis que le bateau uisgu restait légèrement en retrait. Peut-être ses occupants s’interrogeaient-ils sur l’accueil qui leur serait réservé.
La Première, s’adressant sans doute aux Uisgus, n’utilisa pas sa trompe cette fois-ci, mais elle cria suffisamment fort pour se faire entendre malgré le fracas de la pluie. Kadiya ne comprit pas un mot de ce qu’elle disait.
Toujours est-il que le bateau uisgu se rapprocha de la plate-forme. Le mâle lança une corde au nyssomu le plus proche et le bateau fut tiré jusqu’à l’appontement, afin de permettre à la femme uisgu de débarquer, aidée par l’un des hommes du clan.
Elle avait du mal à marcher et se tenait légèrement courbée en avant. Son compagnon lui tendit bientôt un bâton sur lequel elle prit appui pour assurer son pas.
L’un des marins qui l’avait escortée fit rapidement son rapport et la Première sonna de nouveau de la trompe. Puis elle tendit la main à la femme uisgu comme à une sœur de son clan et la conduisit à l’abri, dans la maison, suivie de ses Conseillères et de Kadiya.
Le jeune uisgu hissa sur son épaule un sac de voyage imposant et avança aux côtés de Kadiya, non sans lui jeter un regard de surprise. Il leva une main et fit un signe étrange qui rappela à Kadiya le geste observé entre les Hassittis lorsqu’ils se rencontraient. Hassittis, Uisgus… qu’avaient en commun ces deux races ? C’était là, une fois de plus, une question sans réponse.